Au Japon, on pourrait diviser les bars en deux catégories : d’un côté, les « classiques » à l’anglo-saxonne, de l’autre, les « clubs » ou « snacks »qui sont des bars à « mama-san » (chère maman) », ou simplement « mama »
Par Ryoko Sekiguchi
Dans la culture de la restauration japonaise, il est d’usage d’attitrer le client en revendiquant le « goût de maman », gage d’authenticité. Et si l’atmosphère est chaleureuse et le fumet nostalgique, les clients n’hésitent pas à flatter la patronne du nom d’« okâsan = maman » ou « obachan = tata ».
Dans les bars de quartier aussi, les « mama-san » jouent un rôle similaire. On est à l’aise pour rire, parler fort et raconter des bêtises : les « mama-san » sont là pour encourager une ambiance gaie et familiale. On peut – que dis-je, on « doit » ! – s’y sentir comme à la maison. « Roses blanches », un cabaret de Tokyo ouvert depuis la nuit des temps, tire sa fierté de proposer les services de filles venues des quatre coins du Japon et parlant le dialecte ; ainsi, les clients peuvent passer la soirée avec une fille « du pays » et se sentir comme chez eux.
La culture du bar haut-de-gamme, en revanche, se recommande de l’étiquette du « settai », cette hospitalité en vigueur dans la culture d’entreprise japonaise. Il est ainsi de coutume, après un dîner d’affaires, d’inviter les clients dans un bar aux frais de la société. La note, on l’imagine, peut être salée. Avocats, médecins ou patrons d’entreprise constituent le gros des habitués. Mais ce sont, en ces lieux, d’autres conventions qui règnent. Si là aussi, la patronne se laisse appeler « mama-san », ce que l’on vient chercher chez elle n’a rien d’une atmosphère familiale. Dans ces bars, l’on est accueilli par une ambiance feutrée, sophistiquée et suggestive d’autres douceurs. Tirées à quatre épingles dans leur kimono impeccable ou dans leur robe du soir, refaisant tous les soirs leur coiffure compliquée, les « mama-san » de Ginza sont l’incarnation d’un fantasme : celui de la femme de rêve qui n’attend que vous.
En réalité, ces femmes « idéales », ou idéalisées, rares sont ceux qui ont le privilège de les côtoyer, du seul fait de la nature de ces bars, hautement exclusifs. Symboliquement, pourtant, elles sont bien vivantes dans l’imaginaire collectif. Elles ont d’ailleurs fait couler beaucoup d’encre, et plusieurs d’entre elles ont aussi témoigné sur leur vie – non pas tant, sans doute, pour dévoiler leur vie réelle que pour consolider leur mythe. Si bien qu’il n’est pas exagéré de dire que la figure de la « mama-san » constitue à lui seul un phénomène éditorial.
La veine semble ne pas tarir : de nombreux ouvrages continuent de paraître à leur sujet, ou sous leur plume. Une recherche simple sur Amazon génère immédiatement plus de 40 ouvrages disponibles, sur les sujets les plus divers. A titre d’exemple, en voici quelques titres :
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Manuel de « mama de Ginza »
de première classe – demandes en mariage garanties sous trois mois ;
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Le secret de Ginza. Pourquoi les « mamans » des clubs tiennent toujours
le haut de l’affiche – dix personnes témoignent ;
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Les vingt-huit atouts des futurs chefs d’entreprise, expliqués par les « mama
de Ginza » ;
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L’art de la conversation ; secrets et conseils des « mamans de Ginza » ;
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Témoignage d’une « mama de Ginza »
de 100 ans, patronne de bar depuis 50 ans.
Ainsi, on peut tout apprendre d’elles. Aux femmes, elles enseignent l’art d’aiguiser leur séduction, de gagner le cœur des messieurs ou de trouver un bon parti ; aux hommes elles expliquent comment se rendre désirables auprès des femmes et assurer leur réussite professionnelle. C’est que les « mama de Ginza » détiennent la clé de tous les succès et jouent la maman de tout le monde, mais ne délivrent les secrets du bonheur qu’à vous seul. Sur ce point, l’un de ces ouvrages intitulé Les clubs de Ginza sont les universités des femmes définit bien la fonction attendue de ces livres. Les « mama de Ginza » ont fréquenté beaucoup d’hommes qui ont réussi, et d’autres qui ont disparu de la scène. C’est précisément ce statut de protagonistes de l’ombre au sein du milieu des affaires japonais qui leur donne leur légitimité. Elles se voient dès lors justifiées à partager leur vision, en tant qu’observatrices privilégiées du monde des élus. La « mama » du club Mari, fréquenté par nombre d’auteurs à succès, raconte ainsi dans un entretien : « On nous appelle « la deuxième secrétaire ». Il y a des sociétés qui nous sollicitent directement pour recevoir leurs clients importants. C’est grâce à cette collaboration étroite entre leur société et nous, qui travaillons dans les clubs, qu’ils réussissent dans leurs affaires. »
Aki Shirasaka, patronne du club Inaba à Ginza, est diplômée de la Faculté de Lettres de l’Université de Waseda, l’une des plus réputées de Tokyo. De jour, elle exerce comme Maître de Conférence à l’Université des Beaux-arts de Kyôto. L’un des séminaires qu’elle y propose a pour thème « Comment gagner en qualités humaines, en féminité et dans les affaires » !
Il y a fort à parier que ce qui se passe réellement derrière les portes de ces bars est assez éloigné de ce que ces livres veulent bien nous raconter, mais qu’importe. Les « mama » entretiennent leur image et leur présence dans l’imaginaire des Japonais, à la manière des personnages de légende. Dans l’ordre symbolique, ces « mama-san » semblent en effet s’inscrire dans la continuité des geisha d’autrefois. Comme ce mot de « Geisha » a su s’envelopper d’un mythe aussi sulfureux que persistant, les femmes du Ginza d’aujourd’hui apparaissent drapées de contes et de récits. C’est que les « mama » entretiennent à leur manière la culture du monde de la nuit. Aki Shirasaka dit encore : « En qualité d’espace d’échanges et de « settai », il y a longtemps que Ginza soutient les mondes de l’entreprise, de l’économie et de l’art, auxquels il offre un cadre alternatif au monde du jour. Ginza possède une histoire et une culture inaltérables ».
Ainsi, les représentations des courtisanes dans la littérature et les tableaux ne sont ni obsolètes ni fausses ; ces femmes existent toujours à Ginza, en la personne des « mama-san », geisha des temps modernes.■