Cela fait longtemps que nous rêvions d’interroger l’inventeur de la gastronomie moléculaire sur la cuisine japonaise. Nous avons pris le prétexte de la sortie de son dernier livre - Mon histoire de cuisine – pour le rencontrer, dans son laboratoire où il travaille à la cuisine du futur : une cuisine sans viande, sans poisson ni légumes qu’il a baptisée « cuisine note à note ».
Par Ryoko Sekiguchi et Patrick Duval
Etes vous amateur de cuisine japonaise ?
z Oui, mais pas toute la cuisine japonaise. Les tempura, c’est toujours bon : il y a plein de gras, c’est de la friture… j’adore les fruits de mer et les poissons donc ça me va bien. Les poissons crus ? Mouais… Vous présentez à des animaux, que ce soit des chiens ou des chats, le même aliment cru et cuit, ils vont vers le cuit.
Qu'entendez-vous exactement par cru ?
z Vous tuez un animal. Au début, il est très frais. Puis, très vite, la rigor mortis s’installe et cela produit de l’acide lactique qui transforme la chair. Ensuite, différents enzymes commencent à agir si bien qu’on a plus tout à fait à faire à du cru.
Dans cette idée de manger cru, il y a beaucoup de fantasme. Les gens pensent manger « naturel » alors qu’en réalité, tout ce que nous mangeons, y compris les sushi, a été transformé par l’homme et n’est donc plus naturel. Et heureusement ! Parce que le poisson cru avec du riz blanc, ça n’a pas beaucoup de goût ! Au bout d’un moment, je n’en peux plus moi ! Manger du riz toute la journée… c’est pas très marrant ! Y a pas de gluten ! Moi, dans mes gènes, il y a un besoin de gluten… de lait, de fromage… Moi, il me faut un Camenbert, un Munster ! Y a pas ça au Japon…
Du reste, pour chacun d’entre nous, la meilleure cuisine, c’est celle qu’on préfère manger. Moi, par exemple, qui suis alsacien, la cuisine que je préfère c’est bien sûr la cuisine alsacienne : des cuisses de grenouilles, du vin blanc, de la crème, de la choucroute… Tout le reste, je m’en fous… Je suis désolé, je suis comme ça.
En fait, la cuisine japonaise, je crois que c’est bon, d’abord, pour les Japonais !
On dit que les Japonais cuisent mieux les légumes que nous, qu’en pensez-vous ?
z Cela ne veut rien dire ! Prenez les haricots verts. Je me souviens que mon grand-père trouvait toujours que les haricots verts qu’on lui servait n’étaient pas cuits. Pour lui, c’était même pas mangeable ! Donc il n’y a pas de loi. Un jour que je demandais à Pierre Gagnaire comment il faisait pour déterminer la bonne quantité de sel pour un plat, il m’a répondu : on ne demande pas à Mozart de rajouter un violon. La cuisine, c’est pareil : quand on construit un plat, on détermine la cuisson, la quantité de sel et le tout constituera le plat.
J’ajoute qu’il y a aussi des limites physiologiques : il y a eu des empoisonnements aux haricots vers crus ! les haricots blancs crus, par exemple, contiennent des lectines qui sont hémato-agglutinantes et même si c’est la mode chez les bobos de manger des haricots blancs crus, il ne faut surtout pas le faire… Les gens croient malin de manger la peau des pommes de terre et ils oublient qu’elle contient des glycoalcaloïdes, dont la solanine, qui sont largement toxiques.
Selon vous, qu’est-ce qui fait la grande différence entre les cuisines française et japonaise ?
z Je suis allé deux fois au Japon et à chaque fois, j’ai remarqué quelque chose d’intéressant, c’est que au bout d’une semaine, j’avais envie de rentrer.
Ce n’est pas parce que je n’aimais pas l’endroit, au contraire, les gens que j’ai rencontrés là-bas étaient tous charmants, tout me plaisait sauf une chose : mon odeur corporelle avait changé parce que ma nourriture avait changé ! Je me sentais mal, au sens propre, car mon odeur n’était pas mon odeur habituelle.
J’ai d’ailleurs compris que la différence essentielle avec notre cuisine, c’est la différence des bouillons. Quand vous faites un dashi, vous mettez des algues kombu en infusion dans de l’eau comme du thé et ensuite, vous rajoutez des copeaux de bonite séchée. Dans le dashi, il y a principalement deux acides aminés qui sont l’acide glutamique et l’alaline. Ces acides aminés sont des composés des protéines qui ont des saveurs particulières. Certains ont cru pouvoir parler de 5e goût et lui ont même donné un nom : l’umami. C’est une vaste blague ! En réalité, c’est juste la saveur du glutamate de sodium…
En réalité, il y a beaucoup plus que 5 saveurs de base (on pense qu’il y en a entre 10 et 11). Cela fait bien longtemps que les bons physiologistes l’ont démontré. Prenez la réglisse, par ex, elle n’est ni sucrée, ni salée ni acide ni amère.
On dit aussi que le glutamate est un exhausteur de goûts mais tout ce qu’il fait, en réalité, c’est donner le goût de glutamate au plat dans lequel on l’intègre.
Cela dit, même s’il n’a rien de particulièrement dangereux, c’est une molécule qui peut poser problème aux cardiaques car il annule l’effet de certains médicaments qu’on leur prescrit.
Si, comme on le fait en Europe, on fait un bouillon de viande, c’est la présence de collagène qui va en déterminer le goût. Le collagène, c’est une sorte de grand fil qui, coupé en petits morceaux, va donner les acides aminés. Ces acides aminés sont glycine, proline et hydroxiproline. Or le bouillon, c’est ce qu’on a d’abord mangé. C’est avec ça qu’on cuit un ragoût,
C’est donc deux cultures très différentes car les acides aminés qui constituent le bouillon de base sont différents. Et c’est grâce à ces acides aminés qu’on reconnaît les saveurs.
Il a même été démontré au Collège de France il y a une trentaine d’années, que quand on mange quelque chose qui contient des acides aminés, nos récepteurs sensoriels les perçoivent et préparent le cerveau à la digestion des protéines.
Comment se forme le goût des peuples ? Pourquoi un petit japonais va-t-il naturellement préférer le dashi au bouillon de bœuf ?
z Il y a eu plusieurs études montrant qu’une partie du goût se forme in utero. On a pu montrer, par exemple, que des enfants indiens reconnaissent le curry quasiment dès leur naissance.
Un autre exemple : on a remarqué que les femmes japonaises ont moins de cancers du sein que les femmes occidentales. Ce serait dû au soja qui, consommé par la mère, se transmets, in utero, à la petite fille et la protège de ce type de cancer.
Après, il y a la question de la tolérance. La tolérance au lactose, par exemple, c’est une modification génétique qui s’est faite il y a plus de quatre mille cinq cents ans en Occident et qui nous a permis d’assimiler le lait. Les asiatiques n’ont pas ce gène. Ils ont donc plus tendance à consommer de l’acide lactique sous forme de yaourts ou de kimchi comme en Corée.
Les Japonais, eux, ont réussi à métaboliser les algues alors qu’en principe, l’homme est incapable de digérer les polysaccharides sulfatés quelles contiennent.
Or il se passe quelque chose de tout à fait fascinant : les algues contiennent également des micro-organismes qui sont capables de manger les polysaccharides sulfatés. Et donc, quand on mange les algues, ces micro-organismes transfèrent à nos bactéries de l’intestin des gènes qui leur permettent de métaboliser les polysaccharides sulfatés.
Après avoir inventé la gastronomie moléculaire, vous travaillez sur un nouveau concept que vous avez baptisé « cuisine note à note » pouvez-vous nous dire de quoi il s’agit ?
z C’est la seule proposition artistique actuelle en cuisine : vous prenez des composés et vous faites un plat avec. C’est comme la musique : vous avez des sons, des notes, et vous composez à partir de cela. Il n’y a plus ni fruits, ni légumes, ni viande ni poisson… vous avez des composés dans de jolis flacons et vous construisez un aliment de A à Z.
Prenez la viande : c’est 60% de protéines et 40% d’eau. J’ai ici des protéines en poudre : j’en mets 6 cuillérées et je rajoute 4 cuillérées d’eau et j’ai l’équivalent d’un steak. Après, je peux rajouter du gras, le faire griller… L’intérêt de cette nouvelle approche, n’est pas de refaire le goût ou la texture des carottes, par exemple, mais de trouver de nouveaux goûts.
On va d’abord déterminer une forme, puis une texture et ensuite, c’est très facile d’y ajouter des goûts, des arômes, des parfums…
De toute façon, on n’a plus tellement le choix. En 2050, il y aura 10 milliards d’humains sur la terre. Or on sait en nourrir 6 milliards mais certainement pas 10.
La première chose à faire, bien sûr, c’est de lutter contre le gaspillage qui représente aujourd’hui à peu près 45% de la production alimentaire. Si on arrivait à supprimer ces 45% de gaspillage, on pourrait nourrir 11 milliards d’être humains au lieu de 6.
Or une grande partie du gaspillage vient du fait que les aliments se conservent mal à cause de l’eau. Si on arrivait à enlever l’eau des aliments avant de les transporter, d’une part on ferait des économies sur le transport et d’autre part, on conserverait bien mieux ces aliments. Pensez qu’une tomate, par exemple, c’est 90% d’eau. Quand on transporte 10 tonnes de tomates, on transporte en réalité 9 tonnes d’eau ! C’est aberrant. C’est contre de telles absurdités qu’il est urgent d’inventer d’autres voies pour se nourrir.■