Comment le Japon forme ses chefs

Le Japon a beau être renommé pour sa gastronomie, on ne peut pas dire qu'il regorge d'écoles de cuisine. L'apprentissage des arts culinaires y est, pour l'instant, encore assez peu institutionnalisé. En fait, dans le pays qui a la plus grande densité au monde de restaurants – environ 500 000 pour 127 millions d'habitants, sans compter les innombrables stands, échoppes et marchands ambulants de street food – on ne trouve qu'une poignée d'écoles de cuisine professionnelles, et celles-ci n'admettent qu'un nombre restreint d'élèves chaque année.

« Lorsque nous ouvrons les inscriptions en février, nous sommes complet en trois jours », se félicite  Yasuhide Suyama, responsable de la communication de l'institut culinaire Tsuji à Osaka, devant une bibliothèque regorgeant d'ouvrages fondamentaux sur les cuisines française et japonaise. Car si les écoles sont encore rares au Japon, elles ne manquent aucunement de candidats. L'obsession des Japonais pour la nourriture n'a rien de nouveau, mais de plus en plus de jeunes rêvent de devenir chef. Et pour cela, les diplômes sont de plus en plus valorisés. 

10 500 à 18 500 euros l'année

Au Japon, dans le domaine de la cuisine, il n’y a ni formation d'état ni école publique : tous les cours sont privés et il faut compter entre 1,2 et 2,1 millions de yens par an en moyenne, soit 10 500 à 18 500 €, sans compter les frais d'inscription d'environ 10%. À la sortie, les diplômés, qui ont l'équivalent d'un CAP, valent de l'or sur le marché du travail. « Nos élèves ont 400% de débouchés », précise Monsieur Suyama. Et il suffit de voir le nombre de chefs japonais qui officient en France pour s'en rendre compte, de Hiroki Yoshitake chez Sola à Toyo Nakayama chez Toyo, en passant par Yoshinori Morie à l'Auberge du 15.

Dans les couloirs du bâtiment moderne et élégant de Tsuji, qui mérite sa réputation de meilleure école de cuisine du pays, les étudiants, qui ressemblent à des collégiens, se pressent sans bruit. Ils ont à peu près tous le même âge, entre 18 et 20 ans, et suivent le cursus typique que l'on retrouve plus ou moins dans tous les instituts culinaires japonais : une première année d'études au rythme intense sert à apprendre les bases des cuisines française, japonaise et chinoise, et une deuxième année permet de se spécialiser. 

Cuisines française et chinoise au programme

Cette approche internationale est classique, car elle permet de former des cuisiniers polyvalents, dont la plupart travailleront dans des restaurants de luxe et des hôtels, voire à l'étranger. C'est une manière d'enrichir leurs savoir-faire, et d'éduquer leur palais à d'autres palettes de goûts. Comme l'explique Yuko Harada, responsable de l'équipe éducative de l'école Suishin à Hiroshima, ces trois cuisines sont très différentes et complémentaires : « La cuisine chinoise suppose la maîtrise du feu. Il faut apprendre à apprivoiser une flamme très forte pour le wok. La cuisine japonaise, c'est avant tout la découpe, l'entretien des couteaux et l'art du dashi (le bouillon de base) et de l'umami, le fameux 5e goût japonais plus connu sous le nom de glutamate. Quant à la cuisine française, elle met l’accent sur les fonds, les sauces, et le sel. » 

L'autre cursus que l'on retrouve partout et qui a le vent en poupe, c'est la boulangerie-pâtisserie, très à la mode depuis une quinzaine d'années au Japon. Le secteur est en plein développement et les formations de très haut niveau. Là aussi, on cultive une approche internationale dans tous les établissements, alliant au minimum les techniques françaises et japonaises. Cette section est celle qui attire le plus de filles – environ 70% des élèves – tandis que les garçons forment la grande majorité des étudiants en cuisine. Les femmes chefs passant toujours derrière leurs homologues masculins au Japon, il n'est pas rare de les voir partir à l'étranger à la sortie de l'école pour trouver des opportunités professionnelles. 

10% d'étudiants étrangers, surtout asiatiques

Bien que les écoles ouvrent leurs portes aux étrangers, principalement des Coréens, des Chinois et des Thaïs, les élèves sont japonais à 90%. Le grand écueil, c'est la langue, car tous les cours sont dispensés en japonais. L'admission d'étudiants étrangers est conditionnée à une maîtrise au moins équivalente au niveau 2 du JLPT ou à 6 mois de cours intensifs dans une école de langue japonaise. 

Une grande partie de l'enseignement est théorique, notamment en première année, avec un accent particulier porté sur l'aspect nutritionnel de la cuisine. C'est d'ailleurs le fer de lance de l'école Hattori de Tokyo, popularisée par l'émission Iron Chef, qui inculque l'équilibre alimentaire à la japonaise à ses recrues. Le reste, c'est de la pratique, encore et encore : ce qui compte avant tout pour les professeurs, c'est la répétition du geste et l'art de la régularité. La créativité n'est pas encore au menu. Quant aux stages, ils sont courts et peu efficaces, voire inexistants. Et la formation en alternance est rarissime.

L'apprentissage sur le tas encore largement majoritaire

En fait, il y a deux grandes voies pour apprendre la cuisine au Japon. La première, traditionnelle et aujourd'hui encore très largement majoritaire, c'est l'apprentissage sur le tas, dans un restaurant. C'est une formation généralement longue et hyper spécialisée – pour le sushi par exemple, on considère qu'il faut au minimum une décennie de pratique pour avoir une quelconque valeur. La deuxième, bien plus récente et d'inspiration clairement occidentale, c'est l'école de cuisine, qui permet de s’initier à plusieurs cuisines et ouvre donc des horizons gastronomiques plus larges.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : les diplômés de ces écoles sont loin d’être considérés comme des professionnels complets et ne sont pas du tout préparés au rythme intense et à la difficulté du travail de chef. Ils ne sont pas non plus conscients de l'aspect économique de leur profession, un travers que l'école Tsuji tente de corriger grâce à sa nouvelle formation en trois ans (voir encadré p. 11).

Pas de formation en alternance mais des jeux de rôles

En lieu et place de l'immersion en entreprise, la plupart des écoles proposent des exercices de simulation en interne : chez Tsuji par exemple, des salles de restaurant factices à la française et à la japonaise accueillent des étudiants qui jouent les clients et notent leurs camarades sur la qualité du service et de la cuisine. Chez Suishin, en pâtisserie, une fausse boutique permet aux élèves de jouer à la marchande. Ils ne vendent pas de véritables gâteaux mais des sortes d'osselets en plastique, ce qui donne à l'exercice un côté enfantin. 

Des enfants, c'est l'impression que donnent ces jeunes terriblement timides et encore peu sûrs d'eux, dans les couloirs de Suishin, Tsuji et autres. Déjà très capables et conscients de la diversité culinaire du monde, ils sont aussi rigoureux, appliqués et très – ou trop – dociles. Le plus grand défi pour eux sera de s'affirmer pour enfin éclore dans le monde de l'entreprise.

Tsuji Cooking College 

Le mastodonte du Kansai

Créée en 1960 par Shizuo Tsuji, critique gastronomique et grand connaisseur de l'art culinaire français (il est l'auteur d’une somme de 1 400 pages intitulée « Etude historique de la cuisine française »), l'Ecole hôtelière Tsuji, aujourd'hui dirigée par son fils, Yoshiki, est probablement la meilleure école de cuisine du pays. Parmi les quelque 140 000 chefs formés par l'établissement depuis sa création se trouvent en effet certains des grands noms de la restauration française, comme Keisuke Matsushima, Hide Ishizuka, Arai Tsuyoshi, ou So Takahashi. Elle accueille chaque année 3 500 élèves répartis entre la maison-mère d'Osaka et l'antenne de Tokyo avec, respectivement, 350 et 150 professeurs, à 99% formés chez Tsuji. 

Son complexe d'Osaka est particulièrement impressionnant, avec ses cuisines et ses salles de cours théoriques parfaitement équipées, ainsi que son bâtiment de cuisine japonaise de grand standing. Tout est fait pour que les élèves se focalisent au maximum sur leur apprentissage, chaque étudiant étant chapeauté tout au long de sa scolarité par trois professeurs référents qui l'aiguillent même après sa sortie de l'école. 

Depuis l'année scolaire 2016, Tsuji est également la première et seule école de cuisine japonaise à proposer une formation avancée de trois ans, réservée à une élite de 40 élèves triés sur le volet. Mettant encore plus l'accent sur le management et la comptabilité, ce cursus approfondi (avec une deuxième année en alternance) tient à former des chefs conscients de leur futur rôle de dirigeant d'entreprise, comme le précise dans un français parfait Yasuhide Suyama, responsable de la communication du groupe scolaire : « Tout juste sortis de l'école, les chefs n'ont pas encore conscience qu'ils travaillent pour gagner leur vie. Ils le comprennent beaucoup plus vite en travaillant en alternance. » 

Tsuji se distingue également en étant la seule école culinaire nippone à disposer d'une antenne en France, située dans deux domaines de la grande région lyonnaise, le Château de l'Eclair, dans le Rhône, et le Château Escoffier, dans l'Ain. Fondés en 1979 en collaboration avec Paul Bocuse, ces centres de perfectionnement en cuisine et pâtisserie française, offrent des formations dirigées par des professeurs français. Ils accueillent les élèves pendant une année de cours intensifs, entrecoupés d'un stage de 5 mois dans des restaurants ou des pâtisseries et chocolateries de la région lyonnaise. 

Ce sont toutes ces particularités qui font de Tsuji une école attractive pour les jeunes Japonais qui rêvent de cuisine.  

Hattori College of Culinary, Nutrition and Confectionery 

Nutrition et stars de la cuisine 

Située à deux pas du quartier ultra-dynamique de Shinjuku, à Tokyo, le Hattori Nutrition College est l'une des plus vieilles institutions japonaises dans le domaine culinaire. L'école de diététique fondée en 1939 par Michimasa Hattori devient un établissement gastronomique secondaire en 1955 et reçoit quatre ans plus tard le premier statut officiel d'école de cuisine du Japon. Si le contenu de sa formation a bien évolué depuis 60 ans, en proposant désormais des cours de cuisine occidentale, japonaise et chinoise, ainsi qu'un cursus en pâtisserie, les notions de bien-être et de santé restent au cœur du programme proposé aux élèves, à travers la philosophie du Shoku-iku, soit l'éducation à la diététique. 

Ouverte sur le monde, l'école reçoit très régulièrement des intervenants extérieurs, japonais ou étrangers, qui viennent animer des journées spéciales et autres événements gastronomiques, particulièrement prisés des étudiants. Autre attrait de l'école : ses locaux haut-de-gamme à la pointe de la technologie, notamment son Studio de Cuisine, amphithéâtre où sont justement accueillis les célébrités du monde de la cuisine venues dispenser leurs savoirs et leurs techniques. Mais l'école a surtout acquis sa notoriété grâce à la personnalité charismatique de son président, le Dr. Yukio Hattori, représentant la 5ème génération de la famille. Apparaissant pendant de nombreuses années dans des programmes télévisés, dont la version japonaise d'Iron Chef, et auteur d'ouvrages culinaires et d'articles gastronomiques, il est pour beaucoup dans la grande médiatisation de l'école. Ceci explique pourquoi les 840 places disponibles par an sont rapidement prises d'assaut lors de la période d'inscription. 

Tokyo Sushi Academy et Sushi Washoku International Academy

Le sushi pour les gaijin

Si l'art du sushi demande des années d'apprentissage, de pratique et de perfectionnement, les Japonais ont bien compris que les gaïjin (les étrangers) n'avaient pas toujours le temps ou les moyens de s'y consacrer comme il se doit. Récemment, plusieurs écoles ont ouvert leurs portes à Tokyo et en province, visant les particuliers ou les cuisiniers professionnels étrangers, et leur promettant de devenir des champions du sushi en un temps record. 

La Tokyo Sushi Academy, située dans le quartier chic de Ginza mais également implantée à Tsukiji, Osaka et Singapour, propose ainsi des cours intensifs en japonais et des cours théoriques traduits en anglais par un interprète pour apprendre à préparer les poissons et le riz, puis maîtriser le façonnage des nigirizushi. Du cours de 90 minutes à 

5 400 yens (46 euros) aux formations de 

4 semaines pour apprendre le sushi ou le washoku (cuisine japonaise) à grands frais 

(1 080 000 yens, soit plus de 9 200 euros), cette école exploite clairement la popularité de la cuisine japonaise et vise semble-t-il plus le profit que l'excellence.

Dans la même veine, la Sushi Washoku International Academy propose un cursus de 4 semaines à 800 000 yens hors taxes (plus de 6 800 euros) à Tokyo, ou une formation de 4 semaines en pension complète à Nagano pour 960 000 yens hors taxes, soit environ 8 200 euros. Là aussi, les cours sont dispensés en japonais, bien que la langue ne soit pas un critère de sélection. Mais contrairement à la Tokyo Sushi Academy, cette école a l'humilité d'annoncer qu'elle n'apprendra que les bases du sushi et du washoku à ses élèves, et ne promet pas d'en faire des maîtres...

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