Le mot tatami est bien connu des Français qui l’assimilent souvent au judo ou au karaté sans forcément savoir exactement de quoi il s’agit.
Un tatami est fait de paille de riz et de igusa, du jonc épars. Pour le fabriquer, on prépare une sorte de matelas avec des couches de paille de riz superposées puis compressées (tatami doko = le lit du tatami), que l’on recouvre ensuite de nattes de paille d’igusa tissées (tatami omote = la face du tatami). L’igusa, qui forme la surface du tatami, est traité après récolte avec de la terre pour faire ressortir sa couleur et sa brillance. Il est ensuite séché, trié et tissé sur le tatami doko. Les bords sont souvent clos par un ourlet. Un tatami standard mesure 91 X 182 cm, avec une épaisseur d’environ 5 cm et peut peser entre 25 et 30 kg. Ces dimensions sont si familières aux Japonais qu’il n’est pas rare, lorsqu’on veut donner la surface d’une pièce, qu’on dise qu’elle fait 6 tatamis par exemple.
Un véritable objet artisanal
Bien que les tapis tressés faits de matières végétales existent dans plusieurs pays d’Asie ou d’Afrique, on peut dire que la méthode de fabrication des matelas « tatami » est propre au Japon et fait partie de son histoire même s’ils ont beaucoup évolué au fil des siècles. Ainsi, durant l’époque Heian (794-1185), les tatamis étaient utilisés pour s’asseoir et non pour dormir. Les couleurs et les tailles de tatamis étaient définies en fonction des classes sociales. On les appelait okidatami ou tatamis « posés ». On suppose que le mot « tatami » qui signifie « entassé » ou « plié », est venu du fait qu’on les empilait l’un sur l’autre dans le coin de la pièce lorsqu’ils n’étaient pas utilisés.
Au cours de l’époque Muromachi (1336-1573), les intérieurs furent découpés en pièces plus petites et ce changement entraîna la production de davantage de tatamis. Mais les citadins n’ont commencé à les utiliser massivement qu’à partir du XVIIIe siècle, et ce n’est qu’au XIXe siècle que leur usage s’est répandu dans tout le pays.
Aujourd’hui, force est de constater que de moins en moins de foyers japonais utilisent les tatamis car ils ne sont plus adaptés aux logements modernes. Autrefois, les maisons traditionnelles japonaises permettaient en effet à l’air de mieux circuler et, deux fois par an, les tatamis étaient nettoyés et séchés à la verticale en plein air…
C’est vraiment dommage car un tatami traditionnel fabriqué à la main est un véritable objet artisanal nécessitant deux jours entiers de travail pour être monté avec les différents tissages possibles. Si l’on choisit un tatami fait d’igusa japonais (aujourd’hui 80 % des igusa sont importés), il peut coûter jusqu’à 400 euros pièce !
Des maisons organiques
Vivre dans une pièce à tatamis modifie fortement notre rapport avec l’espace. Lorsqu’on entre dans une pièce à tatamis, Il faut enlever bien sûr ses chaussures et nos pieds sont en contact direct avec ces herbes tissées. Nous sommes sans doute dans un rapport plus tactile, plus intime, avec l’espace qui nous entoure, fait à partir du monde des plantes (bois, bambou, paille de riz, papier fabriqué à partir d’herbes…) plutôt que de briques et de pierres.
En Europe, on disait souvent pour se moquer que les Japonais habitent des « maisons en papier ». S’il y a une part d’exagération dans cette expression, il n’empêche qu’une maison japonaise est bien évidemment beaucoup plus fragile qu’une maison en pierres ou en béton. Les toits peuvent s’envoler durant les typhons. Les termites peuvent grignoter les poutres. On ne peut pas mettre de bibliothèque à l’étage, car le plafond risquerait de s’effondrer à cause du poids des livres… Les maisons faites de matières organiques sont aussi fragiles que nous, êtres organiques.
En même temps, cette nature contribue également au confort et aux plaisirs de la vie. Par exemple, le tatami sert à réguler naturellement l’humidité et la température. Il est aussi doux au toucher et lorsque l’on marche dessus. Il y a moins de risque de se blesser si on trébuche. L’igusa purifie l’air et absorbe le bruit. Il émane aussi une agréable odeur d’herbe séchée.
Le riz se mange mais on peut aussi vivre dedans !
Quand vous entrez dans certains restaurants de cuisine traditionnelle japonaise, vous sentez plus nettement le passage de l’extérieur à l’intérieur, du fait d’enlever vos chaussures : c’est l’entrée dans un autre monde. Puis, vous êtes assis en tailleur ou en seiza (assis sur les genoux) sur un zabuton (littéralement « futon pour s’asseoir », un coussin que l’on pose sur le tatami lorsqu’on s’y assied). Votre regard se situe plus bas que d’ordinaire, ce qui vous fait paraître la salle sans doute plus grande qu’elle ne l’est. L’ambiance est feutrée, vous écoutez le silence. Les couverts en laque, les baguettes en bois contribuent également à ce silence : il n’y a pas de contact avec le métal ou la céramique, comme pour les couverts occidentaux.
Et même s’il nous arrive également d’utiliser les céramiques et les porcelaines, les bols que l’on porte à deux mains sont en laque. Vos mains ressentent une douce chaleur, vos orteils touchent les tatamis qui exhalent un léger parfum de verdure.
Lorsque nous prenons un repas dans une pièce traditionnelle, nous sommes plus proches des plantes et plus précisément du riz. L’intérieur du tatami est fait de paille de riz, les murs d’une maison traditionnelle sont composés de terre (diatomite) mélangée à de la paille. Plus rare aujourd’hui, mais le toit aussi, autrefois, était en paille de riz. On peut dire que l’on mange du riz avec des légumes en saumure de son de riz, assis sur des pailles de riz et sous un toit de riz… Tout comme on ne jetait rien en Europe lorsqu’on abattait une bête, un produit venant de la nature n’est pas uniquement cantonné au domaine de la nourriture, et manger un bol de riz sur un tatami peut être une expérience « entière », celle de sentir la vie d’une plante.
Manger près du sol
Si une sorte d’intimité provient du fait que l’on est assis à même le sol (tatami), il faut rappeler que ce n’est pas seulement le cas du Japon. Dans de nombreux pays d’Afrique, d’Océanie, dans les sociétés tribales d’Amérique, ainsi que dans les civilisations utilisant les tapis comme les pays maghrébins, l’Iran, l’Asie centrale et l’Asie occidentale, on servait et on sert encore les repas à même le sol, parfois sur un tissu, parfois sur des grands plateaux ou sur des tables basses.
Au Japon, jusqu’au début du XXe siècle, les Japonais mangeaient sur un plateau individuel et non sur une grande table. Sur les photos de l’époque Meiji, on retrouve souvent ces plateaux à pieds, venant de Chine antique et développés en Corée et au Japon, posés devant chaque membre de la famille. Il existait également des plateaux avec tiroirs dans lesquels on pouvait ranger ses couverts.
Ceux qui sont déjà allés au Japon ont sans doute constaté que beaucoup de familles japonaises attribuent encore à chacun de ses membres ses propres baguettes et bols, même s’ils mangent aujourd’hui tous à la même table, assis sur des chaises. Avant, cela ne se faisait pas d’utiliser les baguettes d’une autre personne, c’était comme prêter ses sous-vêtements.
Pendant longtemps, il arrivait au chef de famille de manger dans une autre pièce, ou avoir un plat différent des autres membres de la famille. On ne se parlait pas pendant les repas et les expressions équivalentes à « bon appétit » comme itadakimasu ou gochisôsama n’étaient pas courantes non plus. C’est seulement à partir des années 1920 qu’apparaît le chabudai, la table ronde et basse autour de laquelle la famille se rassemble pour « partager » véritablement le moment du repas.
Quand l’espace détermine le contenu des assiettes
Un autre grand changement s’opère autour des années 1950. Les Japonais, qui adoptent le mode de vie occidental, délaissent les pièces à tatamis pour des maisons ou appartements « à l’européenne », et prennent leur repas assis sur une chaise autour d’une table. Cela correspond à peu près à l’époque où les modes de consommation alimentaire des Japonais commencent à changer : ils mangent du pain, des spaghettis, plus de viande et de lait… Nous avons transformé notre espace en même temps que notre alimentation.
Mais le tatami est-il pour autant devenu un simple objet folklorique ? On peut observer deux tendances opposées. D’une part, la fabrication et l’utilisation de tatamis ne cessent de décroitre comme nous l’avons vu plus haut ; la demande a diminué de 70% depuis vingt ans. Les jeunes générations n’ont pas autant d’attachement à la vie dans une pièce en tatamis. Un fabricant déplore avoir entendu des adolescents se plaindre de la « mauvaise odeur » qu’ils dégagent ! La plupart des Japonais se font aujourd’hui construire des maisons à l’occidentale, et si autrefois on gardait tout de même au moins une chambre à tatamis, même dans un appartement, aujourd’hui, ils préfèrent aménager toutes les chambres à l’occidentale.
Dans le même temps, les demandes pour les pièces à tatamis augmentent de nouveau dans les hôtels, grâce, ironiquement, aux clients étrangers qui souhaitent les expérimenter au cours de leur séjour.
Et si on ne reviendra pas forcément à la vie dans des pièces en tatamis authentiques, beaucoup de Japonais gardent un attachement à la vie « proche du sol ». Dans un appartement avec parquet, ils étendent souvent des tapis et passent beaucoup de temps assis dessus ou sur un pouf.
Certains fabricants japonais de meubles proposent des tables et des chaises beaucoup plus basses que le standard européen aussi pour cette raison. Certaines de ces tables pourraient même être posées dans une salle en tatamis : c’est un compromis entre les tables occidentales et la vie avec les tatamis.
Une tradition qui a encore
de l’avenir
Les fabricants de tatamis font aussi des efforts en fournissant de nouvelles gammes. Parfois plus petits et plus légers, ces tatamis peuvent être déplacés selon l’usage, ou utilisés pour créer un coin un peu « japonisant » dans une pièce. Nous sommes, en quelque sorte, revenus à l’utilisation de l’époque de Heian. Et si les tatamis pour les arts martiaux sont souvent faits de matières synthétiques, ceux pour les foyers sont plus esthétiques, faits de papier traditionnel, à la fois plus résistants, faciles à nettoyer et compatibles avec le chauffage au sol.
Les pièces en tatamis ne sont pas réservées aux nostalgiques de la tradition japonaise. Les jeunes mamans qui souhaitent faire une sortie sont aussi souvent à la recherche de restaurants en possédant. Elles peuvent ainsi sortir leur bébé de la poussette et le laisser couché sur le tatami, sur une couverture. Il peut gigoter ou ramper un peu, il ne risque pas de tomber. Les mamans sont assises au même niveau que leur bébé et peuvent les surveiller plus facilement. Ces salles peuvent parfois être privatisées sans frais supplémentaires, et comme le bruit ne risque pas de gêner les autres clients, elles sont souvent prisées par les familles avec enfants.
Le mode d’habitat n’a cessé d’évoluer, mais le tatami a toujours trouvé sa place et son rôle à travers les époques. Parmi plusieurs savoir-faire traditionnels, celui du tatami est loin d’être en voie d’extinction et paradoxalement, c’est peut-être le désir des étrangers de ne pas le voir disparaître qui assurera son avenir…
• Dernier livre paru : Nagori aux éditions POL.