Dans la cuisine française, il y a des sauces, des condiments et des assaisonnements, dont les définitions et différences sont subtiles. La sauce est une substance plus ou moins liquide que l’on verse sur ou à côté de l’aliment principal d’un plat. Elle est généralement basée sur l’eau ou le jus de cuisson réduits et additionnés de vin, de crème, de moutarde, parfois aussi liés avec de l’œuf, du beurre, de la farine ou de la Maïzena. Son rôle est d’offrir une plus large palette de saveurs à un aliment ou une préparation. Elle aura également une action sur la texture du plat, le rendant souvent moins sec et plus agréable en bouche grâce à son apport de liquide et de gras.
Les différences entre le condiment et l’assaisonnement sont plus floues. En théorie, le condiment est une substance qui assaisonne, accompagne ou donne du goût à un aliment ou un plat. Dans ce sens, il englobe aussi bien le sel et le vinaigre que les pickles et la moutarde. Mais depuis une vingtaine d’années, les chefs français parlent de condiment lorsque celui-ci est servi sous la forme d’une pâte plus ou moins dense qui ne recouvre jamais l’aliment. On le sert en très petite quantité, en noisette, quenelle ou tout simplement en petit tas sur le coin de l’assiette. Le condiment des chefs français est souvent à base de végétaux hachés ou mixés, donnant aussi une texture plus irrégulière qu’une sauce. J’inclus dans les assaisonnements le vinaigre, le jus de citron, le poivre… en somme, tout ce qui est ajouté à un aliment - sauce ou condiment - pour lui donner du goût.
C’est pour toutes ces raisons que la terminologie française ne marche pas quand on parle de la cuisine japonaise… Lorsque l’on parle de « sauce » au Japon, il s’agit presque toujours de la sauce brune assez épaisse, au goût acidulé et sucré, qui accompagne le tonkatsu, l’okonomiyaki ou encore le takoyaki. Lointain cousin de la sauce Worcestershire, cette sauce toute japonaise n’a pas son équivalent dans la tradition française mais plutôt dans les cuisines anglo-américaines, avec le ketchup ou la sauce brune HP. Néanmoins, les Japonais utilisent aussi le mot français japonisé en « sôsou » lorsqu’ils évoquent des plats comme le bœuf bourguignon ou la blanquette de veau.
Si les conceptions française et japonaise de la sauce sont différentes, c’est d’abord parce que les deux traditions culinaires sont à l’opposé l’une de l’autre. La cuisine française est faite de viandes longuement mijotées que l’on agrémente de leur jus de cuisson.
Au Japon, les cuissons longues comme le mijotage n’existent pas. Les sucs et les saveurs des aliments ne sortent pas de l’aliment mais restent enfermés à l’intérieur par une cuisson courte ou pas de cuisson du tout. Ainsi, la sauce japonaise est une sauce dans laquelle on trempe délicatement l’aliment. Elle ne nappe que dans le cas du tonkatsu, de l’okonomiyaki ou du takoyaki.
La sauce soja n’est presque plus japonaise !
L’exemple le plus parlant de la sauce de trempage est évidemment la sauce soja. Celle-ci arrive en France dans les années 1970, avec la Nouvelle cuisine. Le chef Alain Senderens fut le premier à oser en ajouter quelques gouttes au beurre blanc du saumon baptisant son plat « saumon Shizuo » en hommage à Shizuo Tsuji, grand gastronome et fondateur de l’école de cuisine Tsuji qui fut le premier à inviter les chefs français au Japon. Ces quelques gouttes de sauce soja ont, à l’époque, fait couler beaucoup d’encre…
Aujourd’hui, la sauce soja n’est presque plus japonaise (la Hollande à elle seule en produit plus que le Japon !). Elle n’est, en tout cas, plus du tout considérée comme un élément exotique. Certains chefs comme Christophe Pelé, Le Clarence, Paris, ne jurent que par la sauce tamari, une sauce faite exclusivement de soja, sans blé, qu’il utilise essentiellement en « marinade express » (un aller-retour dans le tamari), car le tamari donne de la salinité tout en permettant une bonne caramélisation de la viande snackée (grillée sur une plancha). D’autres auront plusieurs sauces soja haut-de-gamme dans leurs placards comme celles que l’on trouve chez Nishikidôri, fournisseur de produits japonais recherchés, notamment une sauce soja de 38 ans d’âge très onéreuse à utiliser au compte-gouttes…
Malgré l’emploi de plus en plus courant de la sauce soja dans la cuisine française, il est encore très rare qu’elle soit utilisée comme sauce de trempage, ne serait-ce que parce que l’utilisation de la fourchette rend l’exercice périlleux… Si les petits contenants, sont présents partout en Asie, en France, ils n’existent pas. Le Français, même averti, a tendance à complètement imbiber l’aliment de sauce au risque de l’y noyer ! Au Japon, on considère comme vulgaire de plonger son sashimi tout entier dans la sauce soja : y tremper un petit coin de la tranche suffit largement... Idem pour les sushi qu’on doit retourner pour ne tremper que le poisson et jamais le riz !
Quand les chefs français s’emparent du miso…
En revanche, les chefs français sont tout à fait à l’aise avec le miso, deuxième condiment japonais à être utilisé dans la cuisine française. Il y a plus de dix ans de cela, Yannick Alléno, chef 3 étoiles du Meurice (aujourd’hui chef du Pavillon Ledoyen, Paris) avait fait une volaille rôtie au miso. Je me souviens d’avoir trouvé cela un peu salé, car le chef n’avait pas encore tout à fait maitrisé le miso -une pâte salée qu’on adouci avec saké, mirin ou sucre -, et l’avait sans doute utilisé de façon trop directe. Depuis, il a fait du chemin et maitrise bien mieux les techniques japonaises. Il a d’ailleurs ouvert un restaurant de sushi dans le Pavillon Ledoyen.
Jérôme Banctel, grand amoureux de la cuisine japonaise et chef de la Réserve Paris, utilise un grand nombre de produits japonais pour ses plats emblématiques. Un grand champignon brun cru avec du jaune d’œuf mariné au miso ; de l’artichaut aux feuilles de cerisier saumurées ; des asperges vertes servies avec un condiment de miso parfumé au piment vert ; son pigeon signature mariné au miso, mirin et cacao ; enfin, son curry signature, qui n’est autre qu’un curry japonais classique servi avec un riz légèrement acidulé. Et en dessert, une fine meringue avec une crème de citron et miso…
Karen Torosyan, chef du Bozar Restaurant à Bruxelles et Champion du monde de pâté-croûte en 2015 sert une cuisine française d’un parfait classicisme, et utilise néanmoins du kombu et du vinaigre de Tosa pour une recette qui n’a pourtant rien de japonais au premier abord. Il s’agit d’un tartare de veau et d’anguille fumée, servi avec un ichiban dashi de kombu et katsuobushi, parfumé au vinaigre de Tosa. Ou encore, un rouget laqué au citron confit, avec une viennoise de tomates au piment d’Espelette parfumé à la poudre de yuzu.
Lorsqu’il a ouvert son restaurant en 2011, Kei Kobayashi refusait d’utiliser le moindre produit japonais dans sa cuisine toute française. Même pas la sauce soja ou le miso que ses collègues français utilisaient depuis longtemps sans aucun état d’âme ! Depuis, sa position a un peu changé. S’il n’utilise toujours pas beaucoup de produits japonais cet ancien disciple d’Alain Ducasse se permet quelques exceptions comme son pigeon au miso. Il réalise même quelques plats japonais comme le chawanmushi d’ormeaux ou le tempura de homard. Le Japon est beaucoup plus présent dans les desserts avec des incontournables comme le « sakura », le « kuzu », ou encore le « goma-aé de fraise ». Car dans la pâtisserie, domaine notoirement plus conservateur et moins aventurier que la cuisine, les influences japonaises sont encore rares. À part le matcha et le yuzu, surexploités, on ne trouve pas grand-chose…
Deux approches des sauces radicalement différentes
Mais le champion des produits japonais reste Pascal Barbot, du restaurant Astrance. Ce chef a été le premier à parfaitement maitriser le dashi, à connaitre les différences entre les différents kombu ou encore à servir de l’ail noir d’Aomori comme condiment. Voyageant souvent au Japon, il a peu à peu fait siens le miso blanc, le miso rouge, le miso noir et le miso d’orge ou le yuzu développant, avec le pépiniériste Bachès, un yuzu de greffe spécialement adapté à sa cuisine.
Il est intéressant de noter que l’utilisation des condiments japonais est très différente lorsqu’elle est pratiquée par un français ou par un japonais, même dans la cuisine française. Le Français peut avoir une approche « hérétique » grâce à son absence de culture japonaise qui lui permet une plus grande liberté. Le Japonais sera inconsciemment lié à la tradition japonaise dans laquelle il a été élevé mais sa plus grande connaissance des techniques culinaires japonaises fera qu’il les intégrera avec plus de justesse dans sa cuisine. En somme, là où le Français recherchera des saveurs, le Japonais, lui, appliquera des techniques.
Il y a donc bien une différence fondamentale d’approche. Le Français, quand il intègre des éléments japonais dans sa cuisine, le fera en adaptant ceux-ci à sa cuisine qui restera française. Le Japonais, s’il apprend la cuisine française, la reproduira presque à l’identique au début, pour donner libre cours à sa créativité si telle est la cuisine à laquelle il aspire. Mais si on ne peut compter le nombre de cuisiniers japonais qui pratiquent la cuisine française que ce soit au Japon ou en France, le nombre de cuisiniers français qui pratiquent la cuisine japonaise se comptent facilement sur les doigts d’une main. A contrario, les cuisiniers français utilisent volontiers les sauces, condiments, assaisonnements et autres produits japonais. Alors que le cuisinier japonais de cuisine japonaise, s’il commence timidement à explorer le caviar en sushi et la truffe dans le kaiseki, n’utilisera jamais, même dans ses pires cauchemars, une sauce poulette dans sa cuisine !
Pourquoi ? Je pense d’abord que les raisons sont gustatives, tout simplement. La cuisine japonaise avec sa finesse due en grande partie à sa pauvre teneur en matières grasses, ne peut pas utiliser les sauces françaises car celles-ci, plus grasses, plus fortes, plus épaisses, plus complexes, feront totalement disparaitre le plat japonais. Imagineriez-vous napper un sushi de sauce hollandaise ? Un sashimi de sauce salmis ? On disait autrefois que la sauce permettait de cacher le mauvais poisson qu’elle nappait. On en revient au nappage versus le trempage… Le cru de la cuisine japonaise est certes une caricature, mais il faut admettre que la cuisine japonaise a un caractère très direct : le poisson cru, le légume juste saumuré , la cuisson à la vapeur, le riz blanc… Peu de transformation par l’ajout. Ne dit-on pas que la culture japonaise est celle de la soustraction ? Alors la sauce – ou plutôt le condiment ou l’assaisonnement – ne fait qu’accompagner discrètement le produit principal.
L’autre raison tient sans doute à l’identité de la sauce dans la cuisine française. La sauce au vin, le beurre blanc, la béchamel, la ravigote… Toutes les sauces françaises sont très fortement françaises ! On pourrait dire sans grande exagération que la cuisine française se définit par ses sauces. Que l’on n’utilise pas n’importe comment ! Tous les apprentis cuisiniers savent qu’on ne sert pas une béchamel avec un rôti, ni un beurre blanc avec un canard, ni une sauce bordelaise sur une salade. La sauce, en français, définit le plat. Je dirais même qu’elle définit la cuisine française. Elle est tellement identitaire que dès lors que l’on incorpore une sauce française dans une autre cuisine, qu’elle soit japonaise, chinoise, marocaine, cette cuisine devient presque automatiquement française – même si l’intention du cuisinier mal avisé aurait été de faire une cuisine fusion ou créative !
La seule exception est la mayonnaise. Mais voilà - elle est aussi universelle que la sauce soja. Au point que bien peu de Japonais savent qu’elle a des origines françaises…