Une histoire ancestrale
Selon Naomishi Ishige auteur de L’Art culinaire au Japon , « toutes les techniques de base de la cuisine japonaise qui ont été transmises jusqu’à aujourd’hui étaient déjà en place vers le IXe siècle : aliments mijotés (nimono), plats à la vapeur (mushimono), soupe de légumes, de poissons et de viandes (atsumono), viandes et poissons grillés (yakimono)… »
Plus tard, la grillade fait partie des quatre plats du kaiseki ryori, qui comprend : soupe de miso, poisson cru et légumes vinaigrés, légumes mijotés avec poisson et volaille et enfin yakimono qui désigne des choses grillées.
Une pause carnée de plus de 1000 ans !
L’élan magnifique de la grillade est coupé net autour du VIIe siècle, durant lequel le bouddhisme devient religion officielle dans l’archipel. L’empereur Tenmu interdit alors la consommation de viande. Nous sommes en 675 après J.-C. Désormais, se nourrir de bœuf ou de porc est strictement interdit alors que la consommation de poulet reste tolérée. Quoi qu’il en soit, à cette époque l’odeur de la viande grillée est suspecte et suscite le dégout.
XIXe siècle : un retour sur les charbons ardents
Les tabous autour de la consommation carnée se dissipent progressivement durant l'ère Meiji (1868-1912) lorsque l’empereur lui-même s’en délecte publiquement : la viande revient peu à peu au goût du jour et bientôt les élevages de poulets, bœufs et porcs prospèrent, même si leur prix reste inaccessible pour une frange importante de la population. De plus, l'odeur de la grillade est toujours considérée comme de "mauvais goût".
A partir des années 1950, le début de l’élevage industriel puis dans les années 80 la révolution du système de ventilation donnent à ces modes de cuisson la possibilité de se développer dans les villes, particulièrement auprès des salary-men et de la classe moyenne.
Yakiniku : le barbecue d’intérieur fait fureur
En 1872, l’écrivain Kanagaki Robun souligne, dans son ouvrage Seiyo Ryoritsu « Manuel de cuisine occidentale » qu'à l'origine, le yakiniku désignait le barbecue de la cuisine occidentale. Après avoir été si longtemps interdite, la viande est cette fois-ci vantée et l'empereur Meiji promeut la consommation de viande en mangeant publiquement du bœuf le 24 janvier 1873. Les termes « steak » et « viande rôtie » sont alors traduits par yakiniku.
Concrètement, l’origine du yakiniku est fortement influencée par la cuisine coréenne qui a atteint les côtes du Japon pendant la période Showa (1926-1989).
Selon les historiens, le yakiniku est dérivé du maekjeok coréen. Les Maeks, peuple barbare, ont importé ce plat d’Asie centrale. Il s’agit de viande découpée et déjà assaisonnée avant la cuisson, contrairement aux plats chinois où elle l’est une fois cuite. La raison de cette différence est liée au nomadisme des Maeks : toujours en mouvement, ils gagnent du temps sur la préparation du repas.
Plus tard on distinguera le Kalbi, composé de côtes de bœuf courtes et le Bulgogi, ancêtre du barbecue coréen actuel qui se réalise avec du filet de bœuf ou de la surlonge coupée en fines tranches puis marinée.
Le yakiniku tel qu’on le connait nait à Osaka sous l’influence des migrants coréens qui ouvrent des restaurants de grillades. Ils introduisent une spécificité en servant des abats que les Japonais jettent habituellement comme les tripes et le gros intestin. Ces restaurants sont appelés à l’époque des horumon-yaki (grillades des parties jetées).
Plus tard, d’autres morceaux plus nobles de la viande de bœuf sont utilisés et progressivement la viande grillée de style coréen devient aussi une spécialité japonaise emblématique. Le goût japonais se distingue en proposant des sauces dans lesquelles on trempe son morceau de viande après cuisson (comme pour le shabu-shabu). Les sauces se composent notamment de mirin, d'ail et de sauce soja.(voir notre encadré page 11 et l'article P. 16)
Une explosion populaire récente
Dans les années 1980, Shinpo Co., Ltd. développe un système révolutionnaire de barbecues ventilés et soudain les clients peuvent faire griller eux-mêmes leurs morceaux et se régaler dans une salle libérée de nuages nauséabonds ! (n’oublions pas les tabous liés aux odeurs de la viande). Ce principe va faire un tabac (sans fumée) et les yakiniku-ya essaiment alors au Japon et à l’étranger. En parallèle, dans les années 90, la popularité du yakiniku est dopée quand les restrictions sur l'importation de bœuf sont assouplies, entraînant une baisse des prix de ce dernier.
Que faire griller ?
Du bœuf évidemment avec de fines tranches d’épaule et de longe, mais aussi plat de côte, hampe et queue de bœuf. Les amateurs de porc pourront déguster de la poitrine, une partie située autour du cou ou encore de la joue
Les Français, assez volontiers friands d’abats, se laisseront certainement tenter par le traditionnel horumon. Ces parties comprennent généralement l'œsophage, le cœur, le foie et les intestins. Parfois, certains restaurants proposent des glandes mammaires, du pancréas et de l’utérus de truie (délicieusement cartilagineux).
L'une des parties célèbres du horumon-yaki est sans conteste la langue de bœuf, accompagnée de ciboule hachée, de sel et de jus de citron. Réputée pour être de «l'énergie grillée», elle apporte une endurance légendaire à ceux qui la consomment. Enfin il y a au Japon des yakiniku spécialisés dans la savoureuse mais controversée viande de cheval.
Si niku signifie viande, on peut tout de même saisir des fruits de mer tels que calamars, crevettes ou crustacés. Les flexitariens, végétariens et autres « légumophages » se joindront à la fête avec champignons, oignons, poivrons, carottes, aubergines, ail.
Yakitori : la brochette a le feu sacré !
Le frère de feu du yakiniku, le yakitori tient une place à part dans l’évolution du fast-food au Japon. On trouve ses premières occurrences durant l’ère Edo (1603-1868) dans un menu à destination du seigneur du château de Komoro, près de Nagano. Le tori (oiseau en japonais) de l’époque était plus probablement de l’oie sauvage que du poulet.
Sous l’ère Meji, alors que les Coréens font griller les abats, certains commerçants japonais ingénieux les enfilent sur des brochettes pour mieux les vendre dans la rue. On sert à l’époque des abats de porc et de bœuf mais aussi des «baleines de montagne» une expression argotique désignant la viande de sanglier. Actuellement dans les campagnes japonaises comme dans la province de Gifu, on peut déguster de savoureuses brochettes de cerf ou d’ours !
Comme beaucoup d’izakaya, les yakitoriya sont situés dans des emplacements particulièrement passants et stratégiques : allée d'accès au temple, entrée d'un pont, étals durant les festivals et plus tard à proximité des gares. Avantage qui en fait un prince de la street-food, les yakitori se mangent évidemment sans baguettes !
La petite faiblesse des salary-men
A partir de la fin des années 50, les Etats-Unis développent l’élevage intensif de poulet ce qui permet aux yakitori de prendre leur envol au Japon, devenant, avec le ramen, le met favori des cols blancs.
Aujourd’hui, on trouve une large variété de restaurants spécialisés allant des chaines de yakitori aux restaurants gastronomiques (parfois étoilés au Michelin comme Toriki à Tokyo) qui préparent des jidori coûteux : une variété de poulets réputés pour leur saveur.
Dans un yakitori-ya, vous ne faites pas vous-même votre dinette comme pour le yakiniku mais vous commandez les parties du poulet que vous préférez : la cuisse, la peau, le cartilage (nankotsu), les ailes, le gésier, le cœur (hatsu), les boulettes de viande de poulet hâchée (tsukuné). Vous choisissez aussi l’assaisonnement : avec la sauce (taré) ou simplement du sel (pour la préparation, le chef du restaurant Rigmarole conseille dans ce dernier cas un soupçon d’eau et du vin blanc avant cuisson pour permettre au sel de s’accrocher).
Actuellement en France, peu de restaurants jouent la carte du yakitori et c’est bien dommage ! Yasube, rue Sainte-Anne, est l'une des rares adresses authentiques.
La perle du charbon de bois : le Binchotan
Pour griller aujourd’hui il y a deux écoles : le grill électrique qui offre une chaleur constante neutre et le charbon de bois. Le Binchotan est la Rolls dans ce domaine. Composé à partir du chêne asiatique persistant (Quercus phillyraeoides) il offre une grande pureté de cuisson et des qualités surprenantes. A la fois dense et dur, ce « charbon blanc » ne produit pas de fumée désagréable et confère aux mets des saveurs délicates. Sa combustion extrêmement lente mais très puissante (autour de 600°) permet d’exhaler tous les parfums des aliments. On l’utilise aussi bien pour les anguilles et les poissons que pour cuire le bœuf, le canard ou le poulet. Il est même possible de saisir des aliments directement sur le Binchotan pour obtenir une cuisson instantanée sans les brûler !
Kushi-katsu, la brochette friandise !
Ici pas de grillade mais une exquise brochette frite issue d’Osaka. Le kushikatsu ou kushiage est une véritable gourmandise salée au bout d’un bâton ! Elle peut être composée de viande, de légumes ou de fromage enrobés dans un mélange d’œuf, de farine et de Panko (chapelure japonaise).
Devenu populaire pendant la guerre, voici le plat par excellence de la classe ouvrière ! L’histoire veut que les premières brochettes aient été servies à Osaka en 1929 par les propriétaires du légendaire restaurant Daruma. Le type le plus courant est l'escalope de porc alternant avec l'oignon sur une brochette. Dans la région de Nagoya, un type de sauce miso sucrée est utilisé pour aromatiser le kushikatsu. À Osaka, on trouve absolument de tout : bœuf, porc, poissons ou fruits de mer et une grande variété de légumes. Il y a quelque chose de très ludique dans ce bâtonnet qui autorise bien des originalités : le Kushi-fraise, Kushi-Scorpion, Kushi-Grenouille et même le Kushi-Alligator ! Le restaurant du 11e parisien « Bon » offre quant à lui une version chic, et trop rare, de ces charmantes brochettes nippones ! ■